Aux pays de l’or noir… (Partie 3) : L’industrie pétrolière chinoise, un pouvoir au cœur du pouvoir

Par Raphaël Rossignol, Docteur en Sciences politiques et économiques de l’EHESS

Essentiel au mode de vie de nos sociétés actuelles, le pétrole est au cœur d’enjeux géostratégiques planétaires. Précieuse source de revenus et levier d’influence déterminant pour les pays producteurs, il est a contrario une ressource vitale à sécuriser pour les pays importateurs. Un découplage offre-demande qui explique la nature souvent frictionnelle des relations régissant les nations concernées.

Dans une série d’articles centrée sur trois des plus grandes puissances de la planète pétrole – les États-Unis (premier producteur mondial d’or noir), la Russie (deuxième exportateur mondial) et la Chine (premier importateur mondial) – Ressources revient en détail sur les spécificités de chacune et les conséquences géopolitiques associées, notamment pour le continent africain.

Traditionnel tremplin vers les plus grandes carrières, l’industrie pétrolière chinoise demeure l’un des centres du pouvoir chinois. À la fois prolongement de la diplomatie chinoise et pépinière de hauts dirigeants, cette industrie influe fortement sur les orientations de la politique étrangère de l’Empire du Milieu, que ce soit en mer de Chine, au Moyen-Orient, en Amérique latine ou en Afrique. C’est sur ce dernier continent que cette évolution est la plus perceptible, avec le déploiement de la Marine chinoise et l’envoi des premiers soldats chinois sous mandat de l’ONU. Avec la croissance de la demande chinoise en pétrole, les enjeux sécuritaires des approvisionnements conditionneront un engagement militaire de la Chine de plus en plus important.
Une industrie très politique

L’industrie pétrolière chinoise occupe une position ambiguë au sein de l’appareil du Parti-État. À la fois puissante et sous contrôle, elle bénéficie d’un statut spécial qui la place au-dessus d’un grand nombre d’administrations. Ses dirigeants jouissent d’un rang de ministres, ce qui en Chine a des implications importantes ; en effet, dans le Parti-État communiste, ce n’est pas la fonction, mais le rang, qui détermine la précédence et le pouvoir politique. Et ce n’est pas un hasard si l’industrie pétrolière a su acquérir cette place particulière. Fondée par Mao dans les années 1950, sa vocation première était d’apporter une source d’énergie abondante à l’industrialisation rapide de la toute nouvelle République populaire de Chine (RPC). La rupture sino-soviétique a accéléré ce mouvement, Mao prenant conscience de la nécessité d’atteindre une véritable autosuffisance énergétique en tirant avantage des grandes réserves dont disposait à l’époque la RPC. L’industrie pétrolière a ainsi été fondée en 1952 par une division de l’Armée populaire devenue à l’occasion la 1re Division du Pétrole, tandis qu’était institué un ministère du Pétrole. 

La Révolution culturelle (1966-1976) et la décennie d’ouverture (1978-1997) ont relégué pour un temps le secteur pétrolier à l’arrière-scène de la politique chinoise. Mais à partir des années 1990, l’industrie pétrolière est redevenue un tremplin d’importance pour de nombreuses carrières politiques, et incidemment, grâce à l’ouverture et à la connaissance des marchés internationaux de l’énergie, une source de conseil stratégique pour le Parti dans ses rapports à l’international. Cette transition s’est accélérée du fait de la baisse continue de la production chinoise, la Chine commençant à devenir importatrice nette en 20091. La dépendance chinoise aux importations, en progression constante, s’établit aujourd’hui à environ 70 % de sa consommation pétrolière. Par conséquent, le secteur pétrolier est devenu l’un des moteurs des relations internationales de la RPC. 

Aspects stratégiques internationaux

La RPC possède trois entreprises pétrolières placées sous le contrôle direct de l’État, la CNPC (China National Petroleum Corporation), Sinopec (China Petrochemical Corporation) et la CNOOC. Au départ, chacune d’entre elles avait une spécialité précise, la CNPC s’occupant de l’amont, la Sinopec de l’aval, la CNOOC (China National Offshore Oil Corporation) des champs offshore. Avec la nécessité de multiplier les sources d’approvisionnement, ces entreprises ont dû élargir leurs compétences, et sont désormais amenées à se faire concurrence sur les marchés étrangers. Cette compétition, qui peut conduire à une guerre par les prix au détriment de l’industrie pétrolière chinoise prise dans son ensemble, est néanmoins régulée de manière souple par le Parti-État, qui d’une part, nomme les dirigeants des entreprises, et de l’autre, les soutient financièrement et politiquement dans leur recherche de contrats. 

Épaulées par l’État, les entreprises chinoises ont pu s’insérer dans les offres globales chinoises d’infrastructures contre ressources, et ce, partout dans le monde. Pour prendre le cas souvent étudié du continent africain, le modèle proposé initialement était celui du « modèle angolais », selon lequel l’Angola contractait un prêt auprès de la China EximBank, prêt dont le montant était directement versé aux entreprises de travaux publics pour la construction de routes ou d’autres infrastructures, et remboursé sur la vente de ressources pétrolières concédées à une autre entreprise chinoise. Ainsi, le schéma « infrastructures contre pétrole » a servi de porte d’entrée aux entreprises chinoises sur des marchés déjà hautement concurrentiels. 

Une autre manière de se faire leur place au soleil a été la conclusion de partenariats stratégiques formels ou tacites avec certaines de leurs homologues étrangères. On a ainsi pu observer une forte solidarité entre la CNPC et Total au Soudan du Sud, alors que les pressions américaines pour revenir dans le pays après son indépendance s’intensifiaient. La raison de cette convergence d’intérêts se trouve en Chine même, où Total (qui y opère depuis 1987) développe des activités de gaz naturel liquéfié, et a pour cela besoin de partenaires locaux et de l’aval de l’État chinois. Dans ce cas également, l’étroite collaboration entre le Parti-État et la direction des entreprises pétrolières leur permet de naviguer sur les eaux parfois turbulentes des opérations internationales. 

1https://www.iea.org/statistics/?country=CHINA&year=2016&category=Imports/exports&indicator=CrudeImportsExports&mode=chart&dataTable=OIL

Quelle est la stratégie poursuivie à long terme par le secteur pétrolier chinois ? 

Au vu de la hausse continue de la demande chinoise en pétrole, les trois entreprises d’État sont amenées à importer des quantités toujours croissantes de pétrole. À ce titre, la multiplication des concessions en exploitation directe n’est avantageuse que si le pétrole produit par elles à l’étranger peut, soit être exporté vers la Chine, soit être vendu et échangé contre des cargaisons facilement acheminables. Le contrôle des corridors et des détroits maritimes est devenu une question stratégique prioritaire pour la RPC. Dans le cas d’un conflit ou d’une crise, la Marine chinoise aura un rôle prépondérant à jouer dans le maintien des routes d’approvisionnement vers la Chine, puisque les plus grands fournisseurs du pétrole chinois sont, par ordre d’importance, la Russie, le Nigeria (12,4 % des importations chinoises) et l’Arabie saoudite (10,4 %).

Conclusion : une ressource au cœur de la diplomatie militaire et économique chinoise

Le continent africain est devenu l’un des piliers de l’initiative des Nouvelles Routes de la Soie (一带一路, One Belt One Road), l’ombrelle pour la majorité des projets de coopération industrielle entre la Chine et le reste du monde. Il n’est pas anodin que les premiers soldats chinois participant aux opérations de maintien de la paix de l’ONU aient été envoyés au Soudan et au Mali. Après la débandade des opérations pétrolières chinoises en Libye suite à la guerre, avec l’évacuation en urgence de 36 000 travailleurs chinois (majoritairement liés aux compagnies pétrolières), et les attaques de pirates contre les pétroliers chinois dans le golfe d’Aden, l’Empire du Milieu a pris conscience de la nécessité d’associer plus intensément et de manière visible sa force de projection militaire et ses intérêts pétroliers outre-mer. Elle a ainsi accru sa participation aux opérations anti-piraterie, jusqu’à obtenir l’autorisation de construire une base à Djibouti en 2017, complétant le dispositif de ports de ravitaillement reliant la Chine à l’Afrique orientale, le fameux « collier de perles » devant permettre à la Marine chinoise de protéger à l’avenir la partie maritime des Nouvelles Routes de la Soie. 

Avec une consommation toujours croissante (+3,5 % en 2018), et à mesure que les enjeux sécuritaires qui y sont liés croissent, l’importance stratégique du secteur pétrolier est destinée à guider dans une grande mesure la projection militaire de la RPC à l’étranger.