Côte d’Ivoire : une filière cacao à la croisée des chemins

Engagées dans une bataille pour imposer une rétribution plus favorable aux producteurs locaux de cacao, les autorités ivoiriennes doivent tirer les leçons de leurs échecs passés, estime notre chroniqueur Michée Dare.    

Par Michée Dare

Pour les observateurs attentifs de l’Histoire, la bataille livrée depuis des mois par les différents acteurs de la filière cacao ivoirienne n’est pas sans rappeler celle des années 1987-1988. À l’époque, feu le président Félix Houphouët-Boigny, soucieux d’obtenir un meilleur prix pour les producteurs, avait tenté d’imposer ses conditions au marché international en retenant des centaines de milliers de tonnes de fèves pendant plus d’un an. Sans succès. La Côte d’Ivoire revendit son stock de cacao à perte.

Des termes de l’échange défavorables

Un tiers de siècle plus tard, le combat pour une plus juste rétribution des exploitants est plus que jamais d’actualité : sur les 100 milliards de dollars générés annuellement par l’industrie mondiale du cacao, les producteurs de fèves ne percevraient en moyenne que 6,6 % des revenus de l’ensemble de la chaîne de valeur, rappelle le dernier Cocoa Barometer, une étude sectorielle annuelle financée par un consortium d’ONG (Oxfam, Südwind Institut, Public Eye…). La plus grande part revient quant à elle toujours aux chocolatiers, qui transforment eux-mêmes le cacao.

C’est pour inverser ce rapport de force défavorable à leurs producteurs que la Côte d’ivoire et le Ghana ont décidé en 2020 de former une sorte d’ «OPEP du cacao». En juin dernier, les deux premiers producteurs mondiaux de fèves, qui totalisent 2/3 de la production planétaire, annonçaient ainsi qu’ils ne vendraient plus leur cacao en deçà de 2 600 dollars la tonne et qu’ils inséreraient dans les contrats d’exportation une clause de « différentiel de revenu décent (DRD)» de l’ordre de 400 $ la tonne. 

Reste désormais à savoir si, à plus de trois décennies de distance, la nature similaire du mobile des autorités ivoiriennes- imposer une donne qui soit plus favorable à leurs producteurs- ne se heurtera pas au même résultat, l’échec de l’action engagée.  Car dans l’intervalle, la crise économique née de la pandémie du Covid-19 est passée par là, contractant massivement la demande internationale de fèves. Une conjoncture malheureuse qui a laissé plusieurs cacaoculteurs avec leurs récoltes sous les bras. Résultat, d’Abidjan à San Pedro, le plus grand port cacaoyer de la sous-région, les stocks de fèves de cacao se comptent aujourd’hui par centaines de milliers de tonnes. Pis, l’on court désormais un risque d’avaries faute de conservation. De quoi faire le jeu des négociants et transformateurs : ces derniers,  le plus souvent des multinationales, offrent aujourd’hui un prix bien en deçà de 1000 francs CFA le kilo (1,5 euro), DRD compris. Nombre d’observateurs de la filière, estiment même que le niveau de cours réaliste se situerait aujourd’hui entre 750 et 800 francs CFA/kg (entre 1,1 et 1,2 euro). Un prix qui, s’il était amené à perdurer, représenterait un véritable camouflet pour l’Etat ivoirien.

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La transformation, une solution pérenne

Dans ces conditions, la transformation demeure la meilleure solution pour changer durablement la donne, car elle est la seule façon de tirer profit d’une redistribution des revenus du cacao qui se fait encore très largement en faveur des acteurs en aval de la chaîne de valeur (négociants, transformateurs, distributeurs…).  Axel Gbaou, fondateur de la marque «Le chocolatier ivoirien» ne dit rien d’autre lorsqu’il affirme que « les ressources humaines pour transformer localement le cacao existent […] ». Fervent défenseur de cette approche, il s’investit depuis plusieurs années dans cette voie, convaincu que la crise actuelle que vit la filière est une opportunité pour renverser le modèle. Il n’est pas le seul à le croire : après le lancement, fin septembre, de la construction de deux nouvelles usines de transformation du cacao à Abidjan et San Pedro (50 000 tonnes de capacité annuelle chacune),  c’est une autre unité de broyages de fèves de cacao, d’une capacité de production de 72 000 tonnes, qui a été inaugurée fin novembre à Duékoué, dans la région du Guémon. De quoi doubler à terme la capacité de transformation actuelle de la Côte d’Ivoire (de 500 000 tonnes à 1 million de tonnes par an) et peut-être, enfin, remporter la bataille d’une plus juste rétribution aux producteurs, initiée il y a plus de trente ans.  En ce début de 21e siècle, la filière cacao ivoirienne est à la croisée des chemins.